Engins explosifs improvisés : arme de lâches ou simple réponse tactique ?

Les engins explosifs improvisés (EEI) sont considérés par une partie de la classe politique comme des armes de lâches. Si l’expression revient souvent dans le débat public, les EEI restent avant tout des armes destinées à faire pencher le rapport de force en faveur de ceux qui les utilisent.
Par Thomas Eydoux
« Les terroristes utilisent l’arme des lâches, ces engins explosifs glissés sous le sable du désert ou sur les axes routiers et qui se déclenchent au passage des militaires français ou des véhicules civils. » Dans une interview donnée au Parisien suite à la mort de deux soldats français au Mali tués par un IED le 2 janvier 2021, la ministre des Armées Florence Parly ne mâche pas ses mots. Si le concept d’arme « de lâches » est présent dans le monde politique, où lors des réactions à chaud comme à froid le mot revient souvent, on le retrouve parfois même dans la bouche de certains soldats.
Les engins explosifs improvisés, ou EEI (IED en anglais, pour Improvised Explosive Device) existent depuis bien longtemps. Mais avec la multiplication des conflits asymétriques depuis la fin du XXème siècle, leur emploi s’est considérablement perfectionné. Plus de la moitié des pays du globe ont été un terrain pour leur utilisation. De 2011 à 2015, les Nations Unies ont recensé près de 6 300 explosions impliquant des EII, causant plus de 105 000 victimes. Des chiffres impressionnants.
Au Mali, où en l’espace d’une semaine cinq militaires français déployés dans le cadre de l’opération Barkhane ont été tués par des EII, les chiffres sont là encore importants.
C’est par l’emploi massif des EEI en Irak que le grand public a pris conscience du risque qu’ils pouvaient engendrer. Sur place, l’armée américaine se rend peu à peu compte qu’elle perd plus de soldats après des attaques par EEI que par des tirs d’armes légères et de lance-roquettes.

IED, VBIED et SVBIED
Une « arme de lâche », donc, car le combat direct n’est a priori pas recherché par les combattants qui utilisent des EEI. En revanche, au fur et à mesure de leur développement, les engins explosifs improvisés, parfois transformés en voiture-suicide (VBIED pour Vehicule-Borne Improvised Explosive Device, et SVBIED ou Suicide Vehicule-Borne Improvised Explosive Device) entrent dans un mode d’utilisation qui se rapproche plus de la doctrine générale que de l’attaque d’opportunité.
Comme expliqué dans ce document du CICDE (Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations, soumis au Ministère des Armées) publié en 2015, l’EEI « en lui-même n’est que l’effecteur choisi pour réaliser les effets définis par son utilisateur, sur une cible précise en termes d’effets physiques, et sur un ou plusieurs auditoires en termes d’effets de comportement (psychological effects à l’OTAN). » Autrement dit, l’effet final recherché des engins explosifs improvisés est moins l’attaque en elle-même que « l’effet psychologique » décrit par l’OTAN. La sidération, à court ou moyen terme, est l’objectif final des soldats adverses, qu’ils soient en claquettes ou équipés de jumelles de vision nocturne, voire les deux.

Il existe d’innombrables modèles d’EEI. C’est le mode d’activation qui, bien souvent, pose problèmes aux attaqués. Par pression, par retardateur, par impulsion électrique, par signal téléphonique ou encore par ondes électromagnétiques : il existe autant de variants que de modes de protection face à cette menace.
Pour simplifier, nous partirons du principe que c’est un véhicule qui est visé par un engin explosif improvisé, et non un soldat débarqué ou un bâtiment.
Passives et actives
Il existe deux types de protections face aux EEI : celles dites passives, et les actives. Les premières se caractérisent par une modification de la structure du véhicule qui est visé, généralement son châssis ou ses flancs. Les Véhicules Blindés Légers (VBL) de l’Armée de Terre, ceux qui abritaient les cinq soldats de la force Barkhane tués au Mali, vont désormais bénéficier d’une amélioration de leur protection passive.
Les protections actives, quant à elles, visent à empêcher la détonation de l’EEI par le brouillage entre la bombe et le détonateur. Néanmoins, si cette mesure est a priori efficace, elle ne semble pas être sans risque pour les soldats qui se trouvent à proximité des antennes.
L’EEI a beau être décrit par certains comme une « arme de lâches », il force donc malgré tout ses adversaires à s’en protéger au maximum. A savoir également que, à l’instar d’une mine anti-personnelle standard, l’engin explosif improvisé, de par son mode d’activation, peut cibler de manière aveugle les véhicules et personnels, qu’ils soient civils ou non. Et ce de façon intentionnelle ou non.
S’il est l’une des armes de prédilection des groupes armés en infériorité technologique et tactique sur le champ de bataille, d’autres moyens qui pourraient également être qualifiés d’ « armes de lâches » selon la logique de Florence Parly, sont aussi utilisés par les plus grandes armées du monde. Et parfois massivement.
Le drone est-il plus loyal ?
Frapper un ennemi sans qu’il entende son adversaire qui vole 7 000 mètres plus haut, est-ce lâche ? Pour la première fois en décembre 2019, un drone français Reaper a largué au moins une bombe GBU-12 de 250 kg sur une position tenue par des terroristes dans la région de Mopti au Mali.
Les frappes de drones, qu’ils soient utilisés dans les « assassinats ciblés » de la CIA au Pakistan et en Somalie ou dans la reconquête du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan posent la même problématique : est-ce moral ?

La notion chevaleresque du duel, celle du face à face, fer contre fer, a perduré longtemps. Mais ces dernières années, la littérature et la réflexion (psychologique ou tactique) ont nourri le débat sur les drones. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM), explique dans un article référence que « Reconnaître la persistance de cette conception classique de la guerre, et du même coup son inadaptation aux conflits actuels — la guerre n’a plus les caractéristiques du duel, et ne doit plus être pensée comme si elle les avait encore — n’implique pas que le drone rendrait le combat « injuste » parce qu’il ne donnerait pas à sa victime le « droit » de se défendre. »
En somme, la tendance du fer contre fer disparaît au fur et à mesure que les conflits modernes progressent. L’opinion publique accepte de moins en moins les pertes au combat des grandes armées. Et pour ces dernières, l’une des manières (parmi tant d’autres) de réduire ces morts passe par la mise à distance de l’adversaire, qu’elle soit asymétrique ou non. Avions de combats à 100 millions d’euros contre deux adversaires en moto ? Oui, car cela réduit au maximum le risque pris au combat. Ici, plus de « lâche », loyauté ou considération morale : il faut gagner, faire ce que l’on appelle de « l’attrition », provoquer des pertes chez l’ennemi en prenant le moins de risques. Ce concept de mise à distance a toujours été décrié, mais il a également toujours été recherché par les armées.
Si l’on se met à la place de l’autre camp, celui moins évolué techniquement ou en situation tactique défavorable, cette mise à distance de l’adversaire passe ainsi par les EEI. Car, dans certains cas, il n’y a pas d’attaque qui suit : seule l’explosion, avec les effets physiques et psychologiques qui en découlent, suffit.
La confrontation physique toujours recherchée
Le concept de lâcheté est alors à mettre en perspective avec les avancées technologiques des armées modernes. Car la recherche de la distanciation avec l’ennemi implique de fait la difficulté de réponse que ce dernier peut avoir. Mais cela est loin d’être nouveau.
Les EEI considérés, on l’a vu, comme « armes de lâches » par une partie des dirigeants français ont bien souvent pour finalité de faire basculer le rapport de force en faveur d’un camp dans un conflit dit asymétrique. Si, sur le terrain, certains militaires le pensent aussi, il faut garder à l’esprit que la confrontation physique, parfois à quelques dizaines de mètres, est elle aussi provoquée. À ce moment-là, les adversaires cherchent simplement une position tactique favorable, qui fonctionnera même face aux meilleurs soldats.